INTERVIEW DE ALI AL AMINE,
Mufti Jaafarite
de la région de Tyr et Jabal Amel
au LIBAN

16 novembre 2006

Réalisé par Alain Chevalérias et Badih Karhani

Sayyed Ali Al Amine
 
 
 

Sayyed Ali Al-Amine occupe la charge de mufti pour la région de Tyr au sens large. Dans cette fonction, il est l'intermédiaire religieux entre la population chiite et le pouvoir. Ancien enseignant dans la ville religieuse de Qom (centre religieux du chiisme en Iran), il est rentré au Liban en 1982, peu après l'invasion israélienne. Entretenant d'abord de bonnes relations avec le Hezbollah, alors en émergence, il s'en détache à la fin des années 80 et s'installe dans le Sud Liban pour enseigner.

 

Alain Chevalérias et Badih Karhani : Quel bilan faites-vous des affrontements de juillet et août 2006 entre Israël et le Hezbollah ?

Ali Al-Amine : Tout le monde sait qu'ils ont été très durs, ont causé beaucoup de destructions et de pertes en vies humaines. A l'échelle du Liban, cela est considérable et nous ne pouvons pas faire face à pareille catastrophe. Plus grave, nous ne savons pas pourquoi ils ont eu lieu.

A.C. et B.K. : Le Hezbollah avait-il raison de provoquer ce conflit ?

Ali Al-Amine : Cette guerre n'était pas nécessaire et n'aurait pas dû avoir lieu. Pour obtenir la libération des prisonniers (1) libanais aux mains des Israéliens, le Hezbollah aurait pu, comme par le passé, utiliser des moyens diplomatiques et éviter une guerre aussi destructrice.

A.C. et B.K. :
Demeure la part de responsabilité d'Israël...

Ali Al-Amine : Elle ne fait pas de doute. Surtout que les premières destructions sont du fait d'Israël (2). Mais nous reprochons au Hezbollah de nous avoir entraînés dans une confrontation que, ni lui, ni le Liban ne pouvaient assumer.

A.C. et B.K. : Quel est le degré de soutien de la population chiite au Hezbollah ?

Ali Al-Amine : Le Hezbollah est une organisation qui existe sur le terrain. Elle compte des partisans au sein de la communauté chiite, bien sûr. Mais aux dernières élections (3), alors que le Hezbollah et Amal (4) avaient fait une alliance, seulement 45% des électeurs ont voté. En clair, 55% d'entre eux n'ont même pas daigné participer. Cela signifie, qu'ensemble, le Hezbollah et Amal n'ont finalement obtenu le soutien que d'une minorité de la population. Je dois ajouter : parmi les électeurs qui ont voté pour Amal et le Hezbollah, la majorité d'entre eux ne m'apparaissent pas comme des partisans indéfectibles du Hezbollah. En réalité, ils soutiennent la légitimité de l'État libanais. Ils refusent la stratégie d'affrontement avec celui-ci. Aussi, si le Hezbollah s'écartait de l'État, ces électeurs là ne le soutiendraient pas.

A.C. et B.K. : Êtes pour la suppression du système communautariste (5) ?

Ali Al-Amine : Bien sûr que oui.

A.C. et B.K. : Pourquoi ?

Ali Al-Amine : Le système politique confessionnel a été et reste l'une des causes principales des conflits émergeant sur la scène politique libanaise. Nous sommes pour que l'État, en termes de droit, traite les uns et les autres sur la base de leurs compétences et non de leur appartenance confessionnelle.

A.C. et B.K. : C'est bien dans le principe, mais est-ce le moment de provoquer un déséquilibre au sein de la société libanaise en supprimant le communautarisme ?

Ali Al-Amine : Nous ne demandons pas que ce changement prenne place en un éclair mais que, déjà, les pouvoirs en place tiennent compte de la compétence des postulants et non seulement des quotas confessionnels. En tant que citoyen, l'appartenance confessionnelle d'un ministre, d'un député ou d'un fonctionnaire m'est indifférente. Ce qui compte pour moi, c'est la qualité du service rendu.

A.C. et B.K. : Un parti ou une communauté peuvent-ils s'arroger le droit de protéger le pays a eux seuls ?

Ali Al-Amine : Au Liban, la coexistence entre les différentes confessions impose que la prise de décision se fasse en commun. Aucun parti, aucun groupe n'a le droit de se déclarer protecteur du pays sans l'aval des autres composantes de la société et sans avoir défini avec elles la stratégie à mettre en place.

A.C. et B.K. : Est-il concevable, dans l'état actuel des choses, que le Hezbollah conserve ses armes ?

Ali Al-Amine : Il est demandé au Hezbollah que ses forces militaires rejoignent l'armée libanaise et deviennent partie intégrante du système de défense de l'État libanais.

A.C. et B.K. : D'autres notables chiites pensent-ils comme vous ?

Ali Al-Amine : Ils sont nombreux et certains commencent à le dire. Ces dernières années, beaucoup de contraintes limitaient l'expression sur ce sujet. Aujourd'hui, nous commençons à jouir d'une plus grande liberté. Certains responsables se sont même exprimés dans la presse. Il y a bien sûr des nuances dans le discours et des degrés d'engagement. Mais je connais aussi des religieux (NDT chiites) qui évoquent ce sujet de manière différente dans le privé et dans les médias. D'autres, aussi, disent que j'ai raison mais trouvent le moment mal choisi pour en parler.

A.C. et B.K. : Vous avez été autrefois proche du Hezbollah. Pouvez-vous nous parler de votre relation avec ce mouvement ?

Ali Al-Amine : Cela remonte à l'époque de l'invasion militaire israélienne de 1982. J'étais alors en Iran, à Qom, où j'enseignais le droit musulman et les principes de l'islam, quand je suis rentré au Liban. Là j'ai repris mes cours. Le Hezbollah était en formation. Un grand nombre d'étudiants en religion, voire des responsables religieux, venaient me consulter et, parmi eux, des chefs importants du Hezbollah. Certains des cadres du parti étaient même des confrères, d'autres de mes étudiants. Nos relations se limitaient à l'étude et n'avaient rien de politique.

A.C. et B.K. : Les gens du Hezbollah voyaient-ils en vous un " marjaa " (6) ?

Ali Al-Amine : Non, car au sens de la pensée musulmane, je ne suis pas un " marjaa. " Je n'étais qu'un enseignant et c'est au travers de ma fonction que, peut-être, j'influençais des gens. Mais je n'avais aucun poste dans l'organisation du Hezbollah. Comme je l'ai dit, ses membres se référaient à moi comme à un "alem" (7) parmi les " ouléma. " En outre, à cette époque, le Hezbollah n'était encore qu'un mouvement culturel et non pas une organisation politique. C'est justement au moment où il s'est politisé qu'un différend a surgi entre ses membres et moi. Ils s'alignaient sur des idées importées d'Iran et voulaient écarter du mouvement ceux qui ne partageaient pas leurs vues.

A.C. et B.K. : Quand était-ce ?

Ali Al-Amine :
En 1986 ou 1987, si je me souviens bien. Le Hezbollah est entré en conflit avec Amal à cette époque. J'ai alors quitté Beyrouth pour marquer ma désapprobation et je me suis rendu dans le Sud du pays pour enseigner. J'ai soutenu le parti Amal, qui avait adopté une ligne modérée dans la communauté chiite et qui était en faveur de la légitimité de l'État

A.C. et B.K. : Le Hezbollah est-il monolithique ou est-il composé de courants différents ?

Ali Al-Amine : Bien sûr, des courants différents le composent, mais la tendance dominante est celle qui est liée à l'Iran.

A.C. et B.K. : Vous avez sans doute conservé des relations avec des religieux iraniens. Des membres de ce clergé partagent-ils votre opinion en ce qui concerne le Liban ?

Ali Al-Amine : En effet, j'ai conservé des relations et beaucoup de religieux ont une opinion qui diverge de celle qui est présentée dans les médias. Quand j'étais encore en Iran, par exemple, certains religieux et ouléma dénonçaient la guerre avec l'Irak quand le régime en place la considérait comme un "jihad."

A.C. et B.K. : Pouvez-vous me donner les noms de religieux iraniens desquels vous vous sentiez proches ?

Ali Al-Amine :
Certains sont morts et puis, il ne s'agissait pas d'individus mais de grands courants faisant face à la machine médiatique du pouvoir. Quelqu'un était très connu, un "marjaa," Sayyed Kazem Chariat Madari (8). Il avait pris position contre la guerre entre l'Irak et l'Iran. La religion chiite repose sur " l'ijtihad " (9) suscitant des diversités d'opinions et cela implique de grandes divergences de vues au sein de la communauté.

A.C. et B.K. : Êtes-vous favorable à l'extension de " l'ijtihad " pour faire entrer l'islam dans la modernité ?

Ali Al-Amine : " L'ijtihad " est un mouvement de pensée intellectuel dont le but est de permettre à l'islam de s'adapter aux nécessités du temps.

A.C. et B.K. : N'est-ce pas considéré comme un effort obligatoire ?

Ali Al-Amine : Oui, c'est une obligation. Mais la respectons-nous ? Je trouve le mouvement vers la modernisation bien lent. C'est un devoir que " l'ijtihad " pour entrer dans la modernité mais il faudrait aussi parler de la méthode, de l'enseignement et de tout ce qui entre dans le processus de " l'ijtihad. "

A.C. et B.K. : le cheikh Mohammad Hussein Fadlallah a été présenté pendant longtemps comme étant le guide du Hezbollah. Il affirme le contraire. Il semble qu'un différend ait éclaté entre lui et le mouvement. Qu'en savez-vous ?

Ali Al-Amine : Aujourd'hui, ils sont à nouveau d'accord. Pendant la guerre, Fadlallah a adopté le point de vue du Hezbollah et de l'Iran. Il a déclaré dans les journaux que ceux qui réclament le désarmement du Hezbollah sont des traîtres. Néanmoins, aujourd'hui, il n'est pas le guide du Hezbollah (10).

A.C. et B.K. : Pourquoi une mésentente a-t-elle autrefois pris place entre le Hezbollah et le cheikh Fadlallah ?

Ali Al-Amine : Les avis divergent. Le Hezbollah reste silencieux sur certains sujets et cela intrigue. Mais les positions actuelles du cheikh Fadlallah sont connues. Il a fait par exemple une déclaration inacceptable à propos de la force internationale. Je pense que le conflit a débuté non pour des raisons politiques ou de méthodologie dans le travail mais parce que Sayyed Fadlallah voulait imposer sa " marjaiyya " religieuse, chose que l'Iran n'accepte pas. L'Iran s'efforce lui-même de monopoliser sa " marjaiyya " religieuse. Dans ces conditions, il ne laissera personne se poser en concurrent, en défendant une ligne doctrinale divergente de la sienne, qui puisse avoir une influence sur la perception iranienne des choses.

A.C. et B.K. : Quand le cheikh Fadlallah a-t-il voulu imposer sa " marjaiyya " ?

Ali Al-Amine : Au début des années 90, après la mort de Sayyed Khoï (11) en Irak et après que l'imam Khomeiny (12) ait lui-même disparu. Sayyed Fadlallah s'est alors offert comme successeur de la " marjaiyya (13). " Cela n'a pas plu aux Iraniens. La discorde entre lui et le Hezbollah reposait uniquement sur la "marjaiyya" et non pas sur une approche idéologique ou politique. Leur réconciliation, ces derniers jours, a bien prouvé qu'ils ont les mêmes objectifs.

A.C. et B.K. : Amal islamique (14) existe-t-il toujours ?

Ali Al-Amine : Non il est intégré au Hezbollah.

A.C. et B.K. : Quelle est la stratégie politique du Hezbollah ?

Ali Al-Amine : Celle qu'on peut voir sur le terrain et qu'il offre comme projet pour le Liban et la région et peut-être pour le monde entier. Sa stratégie politique est la même que celle de l'Iran.

A.C. et B.K. : Aujourd'hui le Hezbollah tient des propos critiques, presque menaçants, à l'égard de la FINUL (15) et, singulièrement, de la France. Cette agressivité est-elle justifiée?

Ali Al-Amine : Je ne comprends pas et je l'ai dit à plusieurs reprises. Cette escalade verbale ressemble à une manipulation afin de détourner l'attention de la réalité. Je veux dire des conséquences de la guerre, des destructions et des morts. Quand le Hezbollah fait monter le ton à l'égard de la FINUL, il a l'air d'oublier, qu'au sein du gouvernement, dont il fait partie, il a accepté le déploiement de cette force. Il a accepté un plan en sept points à ce sujet. On se demande comment il peut être d'abord d'accord pour soutenir ce plan et ensuite faire des complications et manifester son opposition à la venue de la FINUL. En outre, nous avons eu une première expérience avec la FINUL. Nous avons toujours entretenu de bonnes relations avec ses hommes. Plutôt que de la critiquer, je pense que nous devrions profiter de sa présence pour lui faire comprendre la justesse de notre cause face à Israël. La FINUL est venue pour soutenir le gouvernement et l'aider à étendre son autorité dans le Sud. Nous attendions depuis longtemps, que l'État libanais étende sa souveraineté sur le Sud.

A.C. et B.K. : Pour le Hezbollah, la FINUL ne protège pas le Liban mais Israël...

Ali Al-Amine : Israël n'est pas devenu faible au point que quelques milliers de soldats soient nécessaires pour le protéger.

A.C. et B.K. : Nous vous remercions.


NOTES

(1) Au moment de l'attaque du Hezbollah, les prisonniers libanais auraient été au nombre de deux ou trois en Israël. Étrangement, sur le terrain et dans les documents disponibles, nous n'avons trouvé qu'un seul nom, celui de Samir Kuntar (Quntar). Libanais de religion druze, il est né en 1962. Il a été fait prisonnier en Israël en 1979, menant une attaque armée. Au cours de cette attaque, il a tué deux policiers israéliens et froidement exécuté un homme de 28 ans et sa fille de quatre ans. Il appartenait au Front de Libération de Palestine qu'il avait rejoint à la suite de la première invasion du Liban par Israël, en 1978. A la suite de cette attaque, il a été condamné cinq fois à la détention à vie.
(2) Nous l'avons déjà dit. Si les affrontements de juillet et août 2006 commencent avec l'attaque du Hezbollah pour s'emparer de soldats israéliens, les premiers bombardements contre le territoire du pays voisin, dans la nuit du 12 au 13 juillet, sont du fait d'Israël. Le Hezbollah, en l'affaire, n'a fait que répliquer avec ses roquettes.
(3) Il s'agit des élections législatives de juin 2005.
(4) Amal est le parti chiite concurrent du Hezbollah dirigé par Nabih Berri, l'actuel président du Parlement libanais.
(5) C'est le système qui, au Liban, répartit les postes d'élus et les positions dans l'administration en fonction de l'appartenance religieuse. Le but est d'assurer une représentativité de toutes les communautés et d'éviter la domination de l'une sur les autres.
(6) Le " marjaa, " ou source d'émulation, est une haute personnalité religieuse chiite qui peut procéder à des interprétations du dogme innovantes. Le " marjaa " du Hezbollah est le guide de la révolution islamique, Ali Khamenei.
(7) " Alem, " singulier de " oulema. "
(8)
Kazem Chariat Madari (Qazem Chariatmadari), un " marjaa, " a soutenu la révolution islamique en Iran. En avril 1982 il a néanmoins été accusé d'avoir participé à un complot destiné à faire tomber le régime ou à changer sa direction. Intouchable en raison de sa position religieuse, il n'a pas été exécuté mais son parti politique a été dissous et il resté en détention surveillée jusqu'à sa mort en 1985.
(9) " L'ijtihad " ou effort d'interprétation des textes religieux. Chez les sunnites, "L'ijtihad " est interrompu depuis le XIème siècle. Chez les chiites, par contre, il est toujours pratiqué mais seulement par la caste cléricale.
(10) Voir à ce propos l'interview de cheikh Hussein Fadlallah réalisé par nos soins.
(11) Sayyed Aboul Qassem Al-Khoï est mort en Irak, en résidence surveillée, sous Saddam Hussein. Il était une figure éminente du chiisme irakien.
(12) L'imam Rouhoullah Khomeiny est décédé en juin 1989.
(13) La fonction et la légitimité religieuse du " marjaa. "
(14) Amal islamique est l'un des partis et groupes politico-religieux chiites qui ont constitué le Hezbollah à partir de 1982.
(15) La FINUL ou " Force Intérimaire des Nations unies au Liban. " C'est une force d'interposition présente au Liban depuis 1978. A la suite des affrontements de l'été 2006, elle a reçu des renforts et son mandat a été renforcé. Elle s'appelle désormais FINUL II.

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