Analyse détaillée de la lettre attribuée à Zawahiri adressée à Zarqaoui, rendue publique le 11 octobre 2005

 COMMENTAIRE DE BADIH KARHANI SUR LA LETTRE

 ANALYSE DE DÉTAIL

RÉSUMÉ

 Un premier point me surprend. A mon sens, si les Américains avait découvert le moyen employé par Ayman Al-Zawahiri et Abou Moussab Al-Zarqaoui pour communiquer, ils n'en auraient pas fait étalage et auraient gardé l'information secrète. Ce supposé coup de maître est d'autant plus étonnant que, d'après nos informations, les Américains ne parviennent toujours pas à savoir qui remet les cassettes audio et vidéo de Ben Laden et Zawahiri aux chaînes arabes. Ils ignorent même qui travaille pour " Al-Sahab, " la société productrice de ces cassettes vidéo.

Néanmoins, si l'auteur de la lettre s'est appliqué à rédiger un texte cohérent, on remarque une différence de style avec celui employé par Zawahiri dans ses autres écrits. Figurent en particulier de nombreuses fautes de construction ou de grammaire, voire d'erreurs de vocabulaire, étonnantes sous la plume du numéro deux d'Al Qaïda.

Par ailleurs, j'ai remarqué les incohérences suivantes :

  1. - Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, Al Qaïda dispose de ses propres hommes en Irak, comme par exemple Abou Ibrahim Al-Iraqi, entré depuis peu dans le pays. Ceci m'a été confirmé par une source proche d'Al Qaïda. Très lié à Ben Laden et Zawahiri, Abou Ibrahim Al-Iraqi dirigeait le front contre Ahmad Chah Massoud lors du conflit entre ce dernier et les Taliban dans les années 90. Zawahiri ne peut pas ignorer cela. Le rôle central qu'il donnerait dans cette lettre à Zarqaoui est donc déplacé.
  2. - Zawahiri et Ben Laden accordent leur bénédiction de manière générale à plusieurs groupes islamistes, particulièrement " Jeich Ansar Al Sunnah, " (Armée des auxiliaires de la Sunnah) une organisation kurde bien plus proche d'Al Qaïda que Zarqaoui.
  3. - Zawahiri a toujours considéré, et continue de considérer l'Afghanistan, théâtre où il se tient, comme le centre du " jihad contre les Croisés, " pour reprendre ses mots. Comment, dans ces conditions, peut-il donner à l'Irak la priorité sur l'Afghanistan ?
  4. - Zarqaoui ne peut ignorer la stratégie d'Al Qaïda en Irak, cette lettre, supposée l'en informer, est donc bien surprenante. Al Qaïda a en effet réalisé une étude de 64 pages sous le titre " L'Irak, jihad et espoirs, " exposant clairement ses plans à l'égard des chiites et des pays impliqués dans la guerre. Son auteur, l'un des chefs d'Al Qaïda en Arabie Saoudite, a été tué depuis. Prenant connaissance de la lettre, analysée dans cette page, nous voyons son rédacteur ignorant tout de ce document de 64 pages, y compris l'invitation des groupes islamistes à attaquer les installations pétrolières irakiennes.
  5. - Dans cette lettre, l'auteur demande à Zarqaoui de récupérer un livre, " Forsan Taht Rayat al Nabi " (Cavaliers sous la bannière du Prophète), écrit par Zawahiri lui-même, auprès d'un certain Abou Rasmi. Je connais bien l'histoire de ce livre car, peu de temps avant les attentats du 11 septembre 2001, je devais le récupérer au Pakistan, auprès du " Groupe islamique libyen combattant " (" Al Jamaa al islammiya al mouqatila al libyya ") auquel Zawahiri avait confié le texte. En raison de mon emploi du temps, je n'ai pas pu me le procurer. Après le 11 septembre, les événements se précipitant, le livre a été envoyé à Yasser Al-Sirri (1), directeur de " l'Observatoire islamique des médias " à Londres. Plus tard, Al Sirri a vendu sa copie du livre à " Al Charq Al Awsat (2)" pour 4000 dollars. Néanmoins, ce quotidien n'a pas publié le texte in extenso. Zawahiri ne peut l'ignorer,le journal " Al Hayat, (3) " a, pour sa part, imprimé de larges extraits de lettres récupérées dans l'ordinateur de Zawahiri, pas du livre. L'ordinateur ne contenait pas le manuscrit du livre qui a été tapé à la machine. Pour la petite histoire, l'ordinateur aurait été trouvé, dit-on, par un journaliste américain au bazar de Kaboul. Il y a une contradiction, entre la réalité, connue de Zawahiri, et les termes de la lettre.
  6. - Enfin, cette lettre, je remarque, n'a à aucun moment mentionné les noms de Ben Laden et de Mollah Omar pour parler de leur santé. L'auteur, supposé Zawahiri, contre toute décence et politesse ne parle que de lui.
  7. - Enfin, la lettre est signée du nom de guerre de Zawahiri le plus connu des services de renseignements, Abou Mohammad. Il dispose pourtant de plusieurs noms d'emprunt, aussi est-il là encore surprenant qu'il utilise le plus commun.

En conclusion, il me paraît très peu probable que Zawahiri soit l'auteur de cette lettre.

Badih Karhani,

 

1) Yasser Al-Sirri a été arrêté le lendemain de la réception du livre de Zawahiri pour son implication dans l'assassinat d'Ahmad Shah Massoud. Il a ensuite été libéré.
(2) Journal à capitaux saoudiens publié à Londres.
(3) Journal arabe basé à Londres.

Livrée au public le 11 octobre par les États-Unis, la lettre d'Ayman Al-Zawahiri, numéro deux d'Al Qaïda, à Abou Moussab Al-Zarqaoui, aurait été interceptée par les services américains. Le Président George W. Bush lui-même l'a présentée comme authentique. A l'analyse, on remarque pourtant des points surprenants.

D'abord des éléments mineurs en contradiction avec le contexte. Par exemple Zawahiri, bras droit d'un homme jouissant d'une fortune colossale, Oussama Ben Laden, demande à Zarqaoui, réduit au profit du brigandage et aux aumônes de ses partisans, de lui envoyer cent mille dollars.

Ensuite, Zawahiri, un fugitif traqué entre le Pakistan et l'Afghanistan par la première puissance mondiale, prie Zarqaoui, lui-même exposé aux vicissitudes de la guerre en Irak, de joindre Abou Rasmi, en résidence surveillée en Grande-Bretagne.

Cela ne suffisant pas, Zawahiri, si c'était lui, suggèrerait une prise de contact avec Abou Rasmi par Internet. On imagine ces ennemis jurés de l'Amérique, vaquant tranquillement à leurs mortelles occupations et communiquant entre eux, avec leurs ordinateurs. Etonnant quand on connaît l'appareil de contrôle mis en place par les Etats-Unis pour surveiller les échanges sur Internet.

Il y a plus surprenant. Zawahiri est un islamiste sunnite. Sa vision de la réalité, confortée par sa lecture de l'histoire, en fait un ennemi déterminé des chiites. Certes, quelques passages de la lettre vont dans ce sens. Néanmoins, à plusieurs reprises, l'auteur du document présente de manière favorable des figures historiques vouées aux gémonies par les sunnites et célébrées par les chiites.

Pire, il fait précéder les noms d'Ali (mort en 661) et de son fils Hussein (624-680) du titre d'Imam, c'est à dire, pour l'époque concernée, de chef sacralisé de la communauté chiite. Ceci est en opposition avec la tradition sunnite, qui ne reconnaît que les califes, chef de tous les musulmans, et n'use jamais du titre d'Imam.

Là ne s'arrête pas notre exploration. Le persan, langue de l'Iran, de l'Afghanistan et du Tadjikistan, a fait de nombreux emprunts à l'arabe. Parfois, cependant, les mots ont subi une altération du sens. Le mot " inqelab, " par exemple, signifie " coup d'Etat " en arabe et " révolution " en persan.

Quelle n'est donc pas la surprise de voir ce mot " inqelab, " utilisé dans le texte arabe avec le sens de révolution, comme en persan, et non de coup d'Etat. Nous avons aussi remarqué des expressions idiomatiques persanes introduites dans le texte arabe.

Ces observations nous conduisent à conclure que cette lettre n'a pas pu être rédigée par Zawahiri. En outre, son auteur, croyons-nous, est un chiite de langue persane. Les Américains ont-ils été les dupes d'un faussaire ou ont-ils ordonné cette manipulation ?

Analyse réalisée par


Alain Chevalérias et

Mira Farès

 

 POUR EN SAVOIR PLUS,
NOTRE ANALYSE DE FOND

 

Outre les remarques faites par Badih Karhani, plusieurs points nous ont paru suspects dans cette lettre supposée écrite par Ayman Al-Zawahiri.

D'abord, dans la forme :

Référence I : Le nom du prophète Mahomet est toujours suivi d'une invocation en arabe comme " Salla-Llahu 'alayhi wa-sallam " (Que Dieu le bénisse et le salue). Par convention, cette invocation est souvent représentée par un cryptogramme réduisant la longueur de la formule. L'auteur de la lettre a tapé le signe " @ ", utilisé en informatique, pour symboliser cette formule. Nous trouvons cela particulièrement étonnant de la part d'un islamiste radical sunnite pour lequel la forme revêt une grande importance. Nous sommes là, aux yeux d'un homme comme Zawahiri, à la limite du blasphème.

Référence IX : La citation d'un proverbe anglais, la culture de l'ennemi, apparaît elle aussi étonnante sous la plume de Zawahiri.

 

Dans la structure mentale du rédacteur, compte tenu de ce que nous savons de Zawahiri, ensuite :

Référence III : Zawahiri a toujours placé l'Afghanistan au centre du dispositif du jihad contre l'Amérique. Ici, il met ce pays sur " la périphérie du monde islamique. " Aurait-il changé sa vision des choses ?

 

Compte tenu des habitudes de Zawahiri enfin :

Référence X : Lui, le numéro deux d'Al Qaïda, dont le chef Oussama Ben Laden dispose d'une fortune considérable, demande de l'argent à Zarqaoui, dont les moyens financiers se limitent à ses capacités de pillage où à l'argent reçu de partisans. Surprenant.

Référence XI : Un fugitif, traqué par la première puissance mondiale, Zawahiri, demande à un guérillero, Zarqaoui, lui-même exposé aux vicissitudes des combats, de joindre quelqu'un, Abou Rasmi, un homme en résidance surveillée à Londres, à plusieurs milliers de kilomètres. Cette bizarrerie ne suffit pas, Zawahiri suggère un recours à Internet, meilleur moyen de se faire repérer par les services de renseignements américains.

Référence XII: Voilà encore évoqué le recours à Internet ! Décidément bien étonnant. D'une part parce que tout le monde sait les sites islamistes sous surveillance. D'autre part parce qu'en dépit de la légende, d'après certains informateurs, les hauts responsables d'Al Qaïda n'utiliseraient pas Internet pour communiquer.

Référence XIII : La description par Zawahiri de ses affaires de famille à un commandant militaire ne ressemble pas à ses usages.

 

Cette accumulation d'éléments et ceux évoqués par notre collègue Badih Karhani, nous amènent déjà à soupçonner dans cette lettre un faux et non un texte rédigé par Zawahiri. Reste à savoir qui en est l'auteur. Nous avons sur ce point quelques indications.

 

Cette lettre supposée écrite par Zawahiri, un sunnite intégriste, certes contient des passages de défiance, voire de haine, à l'égard des chiites. Cela apparaît normal. On est d'autant plus surpris de voir des noms de personnalités historiques élevées au rang de héros par les chiites, mais d'ennemis du genre musulman par les sunnites, présentées dans cette lettre sous un jour favorable.

Référence IV : " La pureté du credo et le respect de la voie (du Prophète), lit-on, ne mènent pas toujours au succès... " Pour imager cette idée, trois noms sont donnés.
Le premier est celui d'Al Hussein Ibn Ali, rien de moins que le fils du premier chef chiite de l'histoire, Ali. Mieux, dans le texte, il est qualifié d'Imam, un titre que seuls les chiites donnent à leurs chefs religieux. Il faut en outre savoir, Al Hussein, alors troisième Imam chiite, a été tué à Karbala par une attaque des sunnites. Tous les ans, les chiites célèbrent son " martyre " en s'auto flagellant en public et en insultant les sunnites.
Le second s'appelle Abdallah Ibn Al Zoubayr. A la fin du VIIème siècle, il s'est rebellé contre le calife, chef de tous les musulmans, et a déclaré à La Mecque la création de son propre califat. Vaincu, il est considéré par les sunnites comme un diviseur de la communauté musulmane. Par les chiites, comme un justicier.
Le troisième, enfin, porte le nom d'Abderrahmane Ibn Al Achaath. Lui aussi s'est rebellé contre le calife au premier siècle de l'Hégire. Selon la geste des chiites, pour s'opposer à l'oppression du pouvoir contre leur communauté.

Référence VIII : Dans cette partie du texte, Ali Ibn Abi Taleb lui-même est évoqué avec le titre d'Imam que lui donnent les chiites et jamais les sunnites.

Référence VII : Un " Mazhab " est un courant juridique, autrement dit, une école de pensée guidant la réflexion islamique. On compte quatre écoles chez les sunnites. Quand ces derniers veulent se montrer amicaux à l'égard des chiites, ils qualifient le courant religieux chiite de " mazhab jafarite, " du nom de son fondateur Jaafar As-Sadiq (699-765). Le second terme, " rafida, " est une expression péjorative utilisée par les sunnites pour désigner les chiites. Une contradiction apparaît donc dans le ton entre les deux termes.

A la lecture de ces trois références, on a le sentiment de prendre connaissance d'un document écrit par un chiite et non par un sunnite. Certes, un chiite prenant le soin de critiquer ses coreligionnaires pour nous tromper mais, qui en dépit de ses ruses, ne connaît pas suffisamment les différences de base entre les référents sunnites et chiites pour ne pas commettre d'erreur.

 

Une autre série de détails nous interpelle. Se glissant dans le texte arabe, nous avons remarqué les idiotismes d'une autre langue, le persan.

Référence II : En arabe, expression courante, " bilad Ach-Cham " désigne le Proche-Orient, spécialement dans les textes islamistes. Le terme " Cham " est ici utilisé isolé dans le sens de Syrie, comme autrefois on désignait ce pays dans la littérature arabo-persane. Aujourd'hui, seul " bilad Ach-Cham " est utilisé et seulement par les Arabes. L'auteur de la lettre, semble-t-il, ignore ce détail faute d'une intimité suffisante avec la langue arabe actuelle.

Référence V : En arabe, " inqelab " signifie " coup d'Etat. " Le persan, ayant beaucoup emprunté à l'arabe, a reprit ce mot comme d'autres et, lui infligeant un glissement sémantique, lui a donné le sens de " révolution. " Or c'est le sens persan de " révolution " qui apparaît à plusieurs reprises dans le texte.

Référence VI : On lit " le peuple afghan s'est séparé du parti des Taliban. " En Arabe, comme du reste en français, on " quitte un parti. " En persan, par contre le verbe " jouda choudan " peut se traduire par " quitter " mais signifie " se séparer. " On voit donc reproduit en arabe la formule persane.

 

NOS CONCLUSIONS :

Après réflexions et concertations des analystes, consultations auprès de personnes compétentes dans les domaines islamiques, linguistiques et historiques, enfin après des discussions avec des spécialistes du terrorisme, nous concluons que ce texte :

 

1/ N'a pas été écrit par Ayman Zawahiri.

2/ Que l'auteur est chiite.

3/ Qu'il est de langue persane et probablement iranien, même s'il maîtrise assez bien l'arabe.

Pour nous, il s'agit donc d'un faux.

Reste à savoir si les services américains ont été abusés ou s'ils ont confié cette opération de désinformation à des chiites iraniens maladroits.

Alain Chevalérias
et Mira Farès

Badih Karhani, Alain Chevalérias et Mira Farès
sont consultants au :
" Centre de Recherches sur le Terrorisme depuis le 11 septembre 2001 "

Lire aussi : Traduction de la lettre de Zawahiri à Zarqaoui

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