OUT OF AFRICA
LES AMÉRICAINS BOUTENT
LA FRANCE HORS D'AFRIQUE

 Au nom de la lutte contre le terrorisme, les États-Unis investissent le continent africain. Déploiement de troupes sur les zones stratégiques, de Djibouti aux pays du Sahel ; investissements massifs dans des régions comme le Soudan, l'Algérie et le Tchad ; liens diplomatiques resserrés voire renoués en Côte d'Ivoire et au Soudan : les implantations américaines en Afrique dégagent un fumet de pétrole. Celles-ci se font aux dépens du pré carré de la France. La chasse gardée héritée de l'ère coloniale est en passe de tomber dans l'escarcelle de Washington.

Janvier 2006

 " Il y a des pays en Afrique francophone qui ont des liens anciens et historiques avec la France. (…) Les Français pourraient être impliqués dans ce cadre ", déclarait le général Charles F. Wald, commandant en second de l'Eucom (commandement européen de l'armée américaine) en mars 2004. Le message est poli, mais clair : l'heure de la redéfinition des rôles a sonné.

 

 Pour s'imposer aux Africains, les Américains jouent d'une arme imparable : la lutte contre le terrorisme. En novembre 2003, ils lançaient l'initiative Pan-Sahel, dotée de 6,5 millions de dollars pour l'année suivante. En janvier 2004, ce programme d'assistance militaire était opérationnel au Sahel (Mali, Tchad, Niger et Mauritanie), en collaboration avec l'Algérie. 250 tonnes de matériel et 350 soldats étaient acheminés dans la région grâce à un pont aérien de deux semaines parti d'une base aérienne espagnole. Objectif déclaré, soutenir la lutte des troupes locales contre l'organisation islamiste algérienne du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) (1).

Depuis, l'armée américaine forme des unités d'élite de l'Armée algérienne. En plus de la base d'Iherir, au sud du pays, dont nous avons révélé l'existence en septembre 2003 (1), un centre de renseignement algéro-américain, Alliance Base, est né, rapporte le Washington Post (2). Face à ce déploiement de forces militaires, la France demeure passive.

La stratégie économique des Américains s'avère tout aussi redoutable. Car au-delà de l'éradication de cellules terroristes, l'enjeu reste le pétrole.
Le Soudan, hier classé " pays terroriste " en relation avec Al Qaïda (Qaeda), est aujourd'hui courtisé par Washington. La cause de ce rapprochement ? Le Soudan détient les plus vastes ressources d'or noir inexploitées d'Afrique, de plus, pour l'heure aux mains des Français.

manoeuvres américaines juin 2005

 

 

 

 

Opération Flintlock, juin 2005. Exercices d'entraînement conduits par 1es forces spéciales américaines avec 3000 soldats de pays Africains: l'Algérie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Tchad

En 2004, à la demande de Khartoum, Total a en effet repris la prospection, plus de vingt ans après avoir quitté les lieux en raison de l'insécurité liée à la guerre civile. Il y a peu encore, les Américains tentaient d'affaiblir le gouvernement soudanais et pesaient de tout leur poids pour empêcher la compagnie française de s'implanter sur les 120 000 kilomètres carrés de leur zone d'exploitation baptisée " Bloc 5. " Aujourd'hui, Washington a opté pour une stratégie inverse, et pose au " catalyseur " de la paix, comme le dit John Danforth, émissaire spécial américain au Soudan.

Cessant de soutenir militairement la guérilla sudiste et l'obligeant à négocier, la diplomatie américaine a prodigué un appui " soutenu et attentif, " comme elle dit, aux pourparlers de paix. Résultat, l'an dernier, ils ont abouti à des accords entre le gouvernement de Khartoum et le Mouvement populaire de libération du Soudan. La lutte contre les intérêts pétroliers français se joue désormais à coups de dollars.

En Côte d'Ivoire, autrefois fleuron de la " Françafrique " les sociétés américaines Ocean Energy et Ranger Oil monopolisent les investissements pétroliers et gaziers. Les " lobbies " pétroliers américains sont allés jusqu'à demander publiquement l'installation en Afrique de l'Ouest d'un commandement militaire régional.

Il faut dire, quand Washington s'installe quelque part, les Israéliens ne sont pas loin. Or, comme par hasard, la France soupçonne des fabricants d'armes israéliens d'avoir livré au gouvernement d'Abidjan les armes qui ont servi au bombardement de leur camp, à Bouaké, le 6 novembre 2004. En février 2005, elle a demandé, en vain, à Israël de lui communiquer la liste des fabricants d'armes de l'État juif qui ont violé l'embargo imposé à la Côte d'Ivoire, selon la presse israélienne reprise par l'agence Reuters.

Au Tchad, là encore, les Américains ont mis la main sur l'or noir. Le géant d'Outre-Atlantique, Exxon-Mobil apparaît comme le premier actionnaire de l'oléoduc qui achemine le pétrole du gisement de Doba, au Tchad, au terminal camerounais de Kribi. A la fin de l'année 1999, Elf, dont on ne connaît pas les vraies raisons, a abandonné ses intérêts dans le secteur, sous prétexte de " réorientations stratégiques. " Depuis, à part Exxon-Mobil, les principaux opérateurs sont la compagnie malaisienne Petronas et, surtout, l'américaine Chevron.

Mis à part le pétrole, l'accès aux principales matières premières demeure une source de conflit entre Washington et Paris. Dans la bataille du cacao, par exemple, les Américains ont mis les Français KO en Côte d'Ivoire (3).

En juin 2004, le groupe français Bolloré, qui tenait le marché, annonçait qu'il quittait la filière pour " se recentrer sur le coeur de son métier : le transport et la logistique ". Selon nos informations, des pressions américaines et des promesses de partages de monopoles de marchés sont à l'origine de cette mutation inattendue.

Une aubaine, en tout cas, pour les deux multinationales américaines Cargill et ADM, très actives sur le marché du cacao.

En Algérie, on assiste au même effacement de la France au niveau des investissements. Selon la Banque mondiale, les sociétés américaines y ont investi en 2002 plus d'un milliard de dollars, contre 300 millions de dollars pour les entreprises françaises. Ces dernières pèsent en outre de moins en moins sur le terrain de l'énergie, cédant la place aux Américains.

Ces derniers tendent aussi à supplanter la France sur le terrain de la diplomatie. Ainsi, à Abidjan, ils ont inauguré en juillet 2005 la plus grande ambassade américaine de l'Afrique de l'Ouest. Surnommée " le bunker, " elle s'étend sur 35 000 m2 et a coûté 90 millions de dollars.

Jusqu'à nos dirigeants politiques qui nous trahissent. En novembre, de passage à Abidjan, Michèle Alliot-Marie a affirmé que " la France n'a pas d'intérêts économiques ou militaires majeurs en Côte d'Ivoire. " Quant à Jacques Chirac, dans son rôle d'avocat de l'Afrique, il ne parvient plus à convaincre l'opinion. " Je vous le dis, en ce siècle nouveau, l'Afrique impressionnera le monde par ses succès. La France entend contribuer à cette renaissance, " a-t-il lancé au sommet " Afrique-France " de Bamako. Le lendemain, un quotidien béninois titrait à la une : " Ce sommet, c'est le passé qui prend l'avenir pour prétexte ".

L'offensive américaine en Afrique comporte aussi un volet religieux. Des missionnaires appartenant aux congrégations protestantes américaines de la mouvance "born-again christians" (3) sont dépêchés dans toute l'Afrique. Le couple Gbagbo lui-même est sous l'emprise de ces églises. Les conseils des ministres sont précédés de bénédicités et un " prophète-gourou " leur sert de conseiller politique (3).

C'est cependant à Djibouti que se joue le plus ostensiblement le match France-Amérique. En septembre 2002, les militaires de la principale base française outre-mer voyaient débarquer 1 000 Gis sur " leur bac à sable " stratégique. Ils venaient ouvrir une base américaine permanente.

Au début, la cohabitation a été houleuse, et les soldats se retrouvaient parfois nez à nez lors de manœuvres. Le général Alain Bévillard, commandant des forces françaises à Djibouti, a tenté de rassurer en affirmant que " nul ne conteste notre présence, avant, pendant, et après. Les autres sont de passage, pour l'actualité. "

Donald Rumsfeld, semble-t-il, voit les choses autrement : " Je m'attends à ce que dans deux, trois ou quatre ans, ces installations américaines soient toujours là, " a-t-il déclaré lors d'une visite en septembre 2002.

 

On peut critiquer la France pour sa politique africaine, voire même mettre en évidence quelques épisodes peu flatteurs de son épopée coloniale sur le continent noir. On ne peut néanmoins pas contester son savoir faire auprès des populations, sa connaissance des sociétés et l'amitié qui nous lie à ces peuples. L'Afrique, croyons-nous, a autant besoin de la France que la France de l'Afrique.

 

 En Irak et en Libye aujourd'hui, en Somalie hier, on a vu l'incompétence américaine en matière de gestion des crises. Il manque à ce grand pays la compréhension de cultures et d'hommes trop différents de son " modèle. " Voilà pourquoi le départ de la France et l'arrivée de l'Amérique annoncent de terribles lendemains pour l'Afrique.

Laure Carion

 

 NOTES

(1) Voir :

(2) Washington Post du 18 novembre 2005.

(3) Voir :


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